Cet article a été rédigé à la suite de la venue de Dominique Claudius-Petit, fils d’Eugène Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) à l’occasion de la célébration des 75 ans de la cité Castor de Pessac, samedi 14 octobre 2023.
« L’idée que les plus humbles ont droit à un habitat sain et que les villes bien construites consolident la démocratie et la justice sociale, a guidé la trajectoire de cet enfant de la République [Eugène Claudius-Petit] : devenu son représentant, il a participé à tous les événements qui l’ont secoué au XXe siècle »
Danièle Voldman,
directrice de recherche au CNRS,
Commémorations collection, 2007,
francesarchives.gouv.fr/agent/252448550 consulté en octobre 2023

Notre regard de contemporain est interpellé par le recours direct des Castors au ministre. C’est un récit commun au vécu de plusieurs groupes : Lesneven, Quimper, Rezé, et bien sûr Pessac,… Lorsque leur situation semblait désespérée, ils sont directement allés à Paris. En retour, le ministre s’est aussi prêté à la visite de plusieurs chantiers. C’est une relation pleine de simplicité et de franchise ; les Castors faisaient le siège du bureau jusqu’à être reçus, forts de la recommandation des élus locaux[1]. Les échanges étaient cordiaux et francs : « C’est une invasion de parlementaires » s’esclame le ministre en apercevant les Castors de Rezé[2]. Jean Larvor, secrétaire du premier groupe de Lesneven, se plaisait à raconter qu’il avait apporté deux andouilles, spécialité culinaire de Lesneven, à Eugène Claudius-Petit alors à la tête du MRU (Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme), celui-ci aurait alors répliqué : « vous cherchez à me corrompre » ce à quoi Jean LARVOR a répliqué « Non, juste à vous faire plaisir »[3].
Au-delà de l’anecdote, cette relation mérite d’être interrogée plus en profondeur, car elle est éclairante sur l’impact politique des Castors.
Les Castors dans la Reconstruction
Il faut tout d’abord souligner que les Castors n’ont pas leur place dans les programmes de la reconstruction. La priorité est donnée à la reconstitution de l’appareil productif et non au logement. La question du logement n’est même pas abordée dans le premier programme de reconstruction. Ceci est un choix bien français. Néanmoins Eugène Claudius-Petit n’adhère pas à ce programme. Pour lui, il conviendrait de consacrer entre 10 et 15 % du revenu national à la construction des 4 millions de logements manquants contre les 1 à 2 % actuels.
En 1952, en France, 20 logements sont construits pour 10 000 habitants ; en Allemagne, ce sont 99 logements qui sortent de terre ; 47 en Grande-Bretagne. L’industrie du bâtiment aurait pu être un moteur de la reconstruction. Mais le secteur du bâtiment demeure foncièrement artisanal après-guerre (250 000 entreprises employant 500 000 ouvriers et utilisant du matériel rudimentaire) [4]. Entre parenthèses, on peut d’ailleurs souligner tout l’apport des Castors au développement de ce secteur : techniques nouvelles, construction en série, formation de nouveaux personnels… C’est ainsi que les Castors de Saint-Pol-de-Léon sont considérés comme l’entreprise du bâtiment la mieux équipée du département et que les Castors de Lesneven continueront à œuvrer dans le secteur de la construction au travers d’une société coopérative, la SOLESCO qui devient ensuite la COLESCO.
Les Castors sont aussi exclus de la reconstruction car ce ne sont pas des sinistrés au sens des dommages de guerre. Ils ne peuvent donc pas bénéficier des fonds d’indemnisation. La France n’indemnise que les propriétaires. Le projet est de reconstruire à l’identique. Cela ne satisfait pas le ministre Eugène Claudius-Petit pour qui reconstruire, c’est se tourner vers le passé. Il est aussi conscient qu’il n’y a pas que les sinistrés de la guerre, il y a aussi les sinistrés de la vie[5]. Pour lui, il faut construire en faisant œuvre d’urbaniste. Il s’inscrit dans la suite du Corbusier. Il est rejoint sur ce constat par Michel Anselme, président de l’UNC (Union Nationale des Castors) qui en 1953 écrit dans la revue Esprit : « le principe fondamental de la loi de 1946 est l’institution du droit du sinistré à la réparation intégrale. La reconstruction du pays ne vient qu’après la reconstitution effective du bien détruit, et comme le disait un observateur anglais : la France reconstruit exactement ce qui a été détruit aux mêmes lieux, sans en profiter pour changer ce qui était à changer. Ainsi ce que le temps aurait mis en ruines pour le mieux des cités est systématiquement reconstruit pour des siècles, aussi la « reconstruction » est un secteur où les résultats sont relativement mauvais »[6].
En dehors de ces considérations générales, au niveau local, les Castors perturbent les plans d’aménagement dans un contexte de pénurie. Le plus souvent, les Castors s’installent en-dehors des périmètres urbains, ce qui oblige les communes à les étendre, entrainant l’extension des réseaux de voierie et de viabilisation. A Brest, la municipalité souhaite limiter le nombre de groupes Castors sur une même année pour ne pas dépasser son budget[7]. A Pessac, les Castors sont contraints de construire leurs propres château d’eau et station d’épuration car la commune refuse de les relier au réseau d’eau courante. De manière peu pratique, les Castors érigent leur cité dans des zones éloignées des commerces, des emplois, des infrastructures de transport, des écoles… Plusieurs groupes ont dû développer des projets parallèles pour pallier ces manques. S’y ajoute un motif politique : l’arrivée de 300 nouveaux électeurs dans des communes relativement petites peut déstabiliser l’électorat comme à Pessac ou Buxerolles. A Concarneau, le maire de l’époque souhaitait développer le tourisme, l’accueil d’une importante population ouvrière étant contraire à ses plans, il fit obstacle à l’implantation des Castors qui allèrent sur la commune d’à côté[8].
La création d’un cadre favorable à l’action des Castors
Le ministère permet la création d’un cadre favorable à l’action des Castors. Cela peut pourtant paraître paradoxal car les Castors soulignent l’inefficacité de l’action des pouvoirs publics en matière de logement.
Par bien des aspects, Eugène Claudius-Petit était l’homme de la situation. Il convient tout d’abord de souligner sa longévité exceptionnelle dans ses fonctions. Il est reconduit 6 fois

entre le 11 septembre 1948 et le 23 décembre 1952 avant un bref retour pour un intérim en 1954, année où il est aussi ministre du travail (juillet à septembre 1954). Passer plus de 4 années à la tête d’un même ministère relève de l’exploit sous la IVe République. Son fils rappelle que c’est un ministère dont personne ne voulait[9]. Cela lui permet de s’inscrire dans une action longue et donc de tenir ses engagements. Par ailleurs, il donne naturellement à ses fonctions une dimension urbanistique en adéquation avec sa formation, ses convictions et le nom de son ministère (MRU), donc une vision de long terme. De par ses origines modestes et ouvrières, ses engagements syndicaux et politiques bien ancrés à gauche et de tendance démocrate-chrétienne, il ne peut que se retrouver dans le système de valeurs des Castors. L’engagement dans la Résistance de ses réseaux a créé une fraternité entre ces hommes qui est capable de transcender les hiérarchies. Il existe cependant une divergence majeure entre les conceptions architecturales du ministre et celles des Castors. Le vertical et les grands ensembles voulus par la Charte d’Athènes s’oppose à l’horizontal des cités jardins des Castors. Le ministre choisit de passer outre dès le départ en disant : « je préfère que vous construisiez ça plutôt que rien du tout »[10]. Il faut noter au passage que certains Castors s’éloignaient beaucoup des conceptions architecturales modernes avant le plan Courant de 1953 et ses plan-types imposés pour bénéficier des primes de construction. Les maisons sont conçues pour faire face aux besoins de néo-urbains dont les modes de vie n’ont pas encore rejoint les standards des 30 glorieuses commençantes. Ainsi, à Douarnenez, les Castors souhaitent un escalier pour pouvoir accéder au grenier notamment pour les marins-pêcheurs qui doivent entreposer et faire sécher leurs filets de pêche au sec dans un lieu facile d’accès ; pour les services du MRU, une simple trappe suffirait. Un compromis est finalement trouvé, les escaliers ne seront bâtis qu’une fois les certificats de conformité délivrés[11]. Le choix des matériaux est très marqué par la tradition : ardoises et pierres pour la Bretagne à chaque fois que cela est possible. Au global, les Castors s’inscrivent pleinement dans l’idéal de la cité jardin. Pour certains, c’est même une manière d’échapper aux grands ensembles. Techniquement, il était difficile pour eux d’envisager de construire autre chose. Les immeubles Castors demeurent rares : un à Morlaix, quelques exemples en région parisienne où le foncier était plus difficile d’accès…
Succession des Ministres et des Ministères de 1947 à 1955 |
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Nom du Ministre | Périodes | Dénomination du Ministère |
Eugène Claudius-Petit | 1947-1952 (Reconduit 6 fois). En 1947, il est le quatrième à occuper cette fonction. | Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) |
Pierre Courant |
1952 |
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Maurice Lemaire |
1953 |
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Maurice Lemaire |
1954 |
Ministère de la Reconstruction et du Logement |
Eugène Claudius-Petit |
1954 |
Ministère du Logement et de la Reconstruction |
Jacques Chaban-Delmas |
1954 |
Ministère de la Reconstruction et du Logement |
Maurice Lemaire |
1954 |
Ministère des Travaux Publics, du Logement et de la Reconstruction |
Roger Duchet |
1955 |
Ministère du Logement et de la Reconstruction |
Extrait de VOLDMAN Danièle, « Reconstruire pour construire ou de la nécessité de naître en l’an 40 » in Les annales de la recherche urbaine n° 21, 1984, p. 67-84 consultée sur https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_1984_num_21_1_1131. NB : Les dénominations du Ministère sont révélatrices des priorités du moment. |
La relation directe entre les Castors et le ministre est primordiale pour la constitution d’un cadre juridique permettant le passage à l’action des Castors. Tout commence avec la visite

des Castors à Eugène Claudius-Petit le 18 octobre 1948 qui conduit à la publication le 5 mai 1949 d’une première circulaire interministérielle (MRU, intérieur, finances) reconnaissant l’apport-travail dans la législation HLM. Ce principe fondateur du mouvement permet aux Castors de faire reconnaître leur force de travail comme apport-financier sans quoi les prêts leur seraient demeurés inaccessibles. A l’époque, il fallait fournir entre 10 et 25 % d’apport financier pour obtenir un prêt immobilier, ce qui était hors de propos pour des ouvriers de condition modeste. Autre texte facilitant l’action des Castors, le 4 mars 1949 est publiée une circulaire de la Sécurité sociale qui autorise les Caf à prêter de l’argent à des groupements coopératifs d’auto-construction fondés sur le principe de l’apport-travail. Malgré ces premiers textes, nombre de groupes peinent à démarrer essentiellement du fait de la faiblesse des crédits HLM ; une autre solution de financement doit être trouvée. Le 15 janvier 1952, une loi autorise le crédit foncier de France avec le sous-comptoir des entrepreneurs à faire des prêts à la construction. Les Castors vont s’engouffrer dans la brèche et les groupes bloqués vont, faute de crédits HLM, se tourner vers cette solution même si les conditions de financement sont moins avantageuses que les HLM mais plus faciles à obtenir (prêt à 6 % contre 2 %, prêts hypothécaires contre location-attribution). A Rezé, une première tranche de 34 puis une deuxième de 11 logements obtiennent des crédits HLM. Mais face à la lenteur de la délivrance des crédits, les Castors se tournent vers le Crédit foncier pour les 56 logements restants[12]. Dans le Finistère, le constat est le même : pas de financement au-delà des 153 premiers logements (groupes de Quimper et Plabennec) malgré les demandes des Castors. Les groupes vont donc massivement se tourner vers la seconde solution de financement qui devient la règle pour l’ensemble des projets. Le 12 août 1952, une deuxième circulaire ministérielle vient reconnaître officiellement cet apport travail en incluant la formule Castor dans la législation HLM : « il appartient d’orienter, d’encourager et de contrôler les initiatives de cette nature »[13]. Cette réglementation conditionne le développement du mouvement Castor pour qui 1949 est l’année du démarrage et 1952, l’année de la plus intense activité.

Le soutien du MRU ne s’est pas limité à la reconnaissance juridique des Castors, le Ministère et ses services déconcentrés ont fait preuve de bienveillance à l’égard des groupements d’auto-construction. C’est une consigne ministérielle mais il n’est pas toujours facile de trouver un équilibre entre le politique et l’urbanisme. L’importance et le soutien donnés par Maurice Piquemal, délégué départemental du MRU pour le Finistère, sont sans équivoques. Il est présent lors des inaugurations et facilite les démarches administratives. Pour lui, « le navire des Castors flottera fièrement au-dessus de l’océan de la reconstruction, ce qui n’est pas peu dire dans le contexte de la reconstruction quasi-intégrale de la ville de Brest. Le MRU met à disposition de certains groupes ses architectes, comme à Pessac et Rezé. Cela facilite grandement la mise en conformité des dossiers avec la législation. C’est l’un des points forts de ce Ministère, allier les dimensions techniques et administratives malgré la valse politique qui ne l’épargne pas : « vingt-deux ministères, dix-sept hommes politiques, onze appellations différentes » entre 1944 et 1958. Enfin, le MRU malgré ses difficultés, a plutôt bonne presse[14] et avoir son soutien n’est pas un atout négligeable ; ses représentants sont des invités de marque pour les groupes Castors.
La solution Castor n’est pas destinée à devenir la règle en matière de logement. L’expérience a une forte valeur d’exemple qui se limite à quelques militants courageux et a un impact limité sur l’effort global de construction. Même si ce constat est à nuancer compte tenu du succès de la solution Castor en certains lieux : Finistère, région d’Angers, etc., il n’en demeure pas moins que les financements HLM ont été limités. Un seul agrément HLM était octroyé par département ce qui mettait les projets en concurrence quel qu’en soit leur nature[15] et obligeait à des manœuvres politiques pour prendre le contrôle de cet unique organisme départemental[16]. Dominique Claudius-Petit rappelle que l’action des Castors s’inscrit dans un contexte de pénurie et que cette initiative constructive ne pouvait trouver qu’un écho favorable auprès de son père qui se devait d’encourager l’action de ces hommes porteurs d’une solution. Le MRU est d’ailleurs « plus le symbole que le bras armé de la montée du rôle de l’Etat dans la construction faute de moyens suffisants »[17].
En ce qui concerne Eugène Claudius-Petit, son engagement en faveur du logement se poursuivra notamment de 1956 à 1973 lorsqu’il devient président de la société nationale de construction de logements pour les travailleurs immigrés.

[1] BANCON Daniel, Les Castors de l’Alouette (1948-1951), Princi Nague Editour, Pau, 1998, p. 20.
[2] RICHARD Charles, Un village dans la ville (Claire cité), Histoire d’une cite construite par les habitants eux-mêmes (Les Castors de Rezé), Elor, St Vincent sur Oust, 1996, p. 31.
[3] Témoignage de Jean Larvor, recueilli le 18 avril 2008.
[4] STEBE Jean-Marc, Le logement social en France, collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, Paris, 2009 (1ère édition : 1998), p. 82/3.
[5] STEBE Jean-Marc, op. cit., p. 81.
[6] LE GOÏC Pierre, Brest en reconstruction, Antimémoire d’une ville, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2001.
[7] Les Castors de la chaumière brestoise, situés dans le secteur de Pen ar C’hleuz, sont informés par le premier-adjoint de la ville dès leur formation officielle à la fin de l’été 1954, que les crédits réservés aux groupements qui ont pris rang avant vous, absorbe déjà largement les disponibilités en vue pour l’aide à la construction ». Ils parviennent malgré tout à se faire financer l’installation d’un point d’eau sur le chantier et la pose des canalisations d’eau mais doivent faire l’avance pour l’électrification du chantier Source : archive municipale de Brest : Correspondance entre le groupe des Castors de la Chaumière brestoise et la ville de Brest, série 4 O 3.2 cité par GUIAVARC’H Yohann, Les Castors du Finistère, Master d’histoire contemporaine sous la direction de Christian BOUGEARD, UBO, Brest, 2010, p. 134.
[8] Témoignage de Jean BOUSSOUGANT qui a animé plusieurs groupes Castors à Concarneau et ses environs.
[9] Témoignage de Dominique CLAUDIUS-PETIT, 14 octobre 2023 à Pessac.
[10] BANCON Daniel, op. cit., p.20.
[11] MAUGUEN Clet (d’après), « Les Castors » in Mémoire de la ville de Douarnenez n° 20, 1993, p. 19.
[12] RICHARD Charles, op. cit., p. 86 à 91.
[13] VILANDRAU Maurice, L’étonnante aventure des Castors, L’autoconstruction dans les années 1950, l’Harmattan, Paris, 2002, p. 36.
[14] VOLDMAN Danièle, « Reconstruire pour construire ou de la nécessité de naître en l’an 40 » in Les annales de la recherche urbaine n° 21, 1984, p. 67-84 consultée sur https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_1984_num_21_1_1131.
[15] RICHARD Charles, op.cit., p. 28 à 30.
[16] GUIAVARC’H Yohann, Construire sa maison en commun, L’aventure des Castors, Collection bleue, n° 65, Skol Vreizh, Morlaix, 2012, p. 22/3.
[17] MESSU Michel, L’Esprit Castor, sociologie d’un groupe d’auto-constructeurs, L’exemple de la cité de Paimpol, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2007, p. 30.