J ai trouvé votre adresse au hasard d’un site qui parle du mouvement historique des castors. J’ai grandi aux castors du Merlan où mes parents ont vécu jusqu’à leur fin.
Je suis la fille de Christiane et Guy Perez, anciennement au 2 allée des Ardennes.
Je viens d ‘écrire un texte qui s’inscrit dans mes souvenirs de quartier et c’est pour contextualiser ce récit que j ai cherché à documenter l histoire des castors.
De fait, je vous livre ce court texte il rappellera peut-être des souvenirs à quelques uns.
Pour ma part ce fut des années heureuses ».
Viviane Perez
Souliers vernis
C’était en fin d’après-midi. Un mercredi , et comme il n’y aurait pas classe demain, maman avait permis que nous ressortions jouer dehors. Ce n’était pas fréquent, sans doute que la belle lumière de cette fin de journée de printemps n’y était pas pour rien… Et puis, dans quelques jours, ce serait les vacances alors nous pouvions profiter. Il avait fait chaud dans l après midi… Le retour de la belle saison réjouissait les cœurs. De l’autre côté de la rue, tout près de la maison, se trouvait le « stade ». À cette époque là, il n’avait de stade que le nom… Deux poteaux miteux surmontés d’une barre en travers à chaque extrémité, façon but de foot, fabrication des minots du quartier… Il fallait éviter de s’en approcher de crainte de prendre la barre sur la tête ! Pour le reste, une grande étendue de terre, bourbeuse l’hiver, craquelée l’été avec quelques îlots d’herbe verte, qu’on aurait difficilement appelée pelouse… De la baouque plutôt, comme on dit ici.
Chaque motte était sans doute responsable d’au moins une chute !
Donc, nous étions ressorties, radieuses, rejoindre les copains du quartier. Dans notre cité, tout le monde se connaissait, les pères avaient collaboré de longs mois pour faire sortir de terre, un après l’autre, chacun des soixante-quatre bâtiments qui constituaient les habitations d’un peu plus d’une centaine de familles. Une cité « castors » selon le modèle initié par des coopératives ouvrières locales après le terrible hiver 1954.
Chaque adhérent s’engageait à fournir un volume d’heures et à régler à crédit une somme correspondant à son tantième de participation à l’achat du terrain et des matériaux . A la fin, les lots avaient été attribués par tirage au sort, un logement plus un jardin pour chaque famille, et surtout adapté à la composition de celle-ci. Cette entreprise participative qui pouvait paraître utopiste au départ avait donné corps à un biotope où nous, les enfants, grandissions dans un climat bienveillant et sécurisé.
Ce soir là, nous étions nombreux à profiter d une permission exceptionnelle. Les plus grands devaient avoir dans les quatorze ans. Je faisais partie des plus jeunes. Il était annoncé de longue date que le stade allait être mis à niveau pour accueillir correctement les rencontres entre équipes de quartier. On devait y construire des vestiaires, réhabiliter le revêtement et même l’entourer d’une enceinte qui protégerait les nouvelles installations. Pour ce faire, avaient défilé une noria de camions-bennes et plateaux qui avaient déposé sur le site une grande quantité de matériaux de construction. Des piles de parpaings par ici, un empilement de sacs de ciments par là, un mikado géant de poutres en béton mais surtout une montagne de sable presque aussi haute que la maison des voisins.
C’était là l’objet de notre convoitise et le lieu du défit du jour. Les inventeurs-meneurs du jeu avaient tout de suite édicté la règle: « Tenter d’atteindre le
sommet de la fausse colline ». Nous étions déjà plusieurs compétiteurs mais la butte était si large que nous pouvions tous nous y essayer. Inutile de préciser que cette dune résistait bien à nos assauts. Ma sœur avait commencé par me dire que nous risquions de nous faire gronder en rentrant. Maman n’aimait pas l’idée qu’on se salisse « par plaisir ». Tomber, être éclaboussé par hasard, cela pouvait passer mais se rouler dans le sable, hormis au bord de la mer, c’était exclu.
Cependant le plaisir était grand de tenter cette escalade. Plus le sable nous tenait tête et plus nous insistions ! Il faut dire que c’était le plaisir de la plage et de la fête foraine réunis. Au début, le sable était tiède, les rayons du soleil ayant chauffé toute la journée sa surface grise. On montait, deux pas, six pas, en levant bien haut le genou pour gagner du terrain… Et aussitôt, on redescendait d autant, s’enfonçant jusqu’aux cuisses dans ce sable rugueux et doux à la fois qui dégageait une odeur humide. Maintenant qu’on l avait brassé, la couleur gris pâle de la surface s’assombrissait au fur et à mesure que notre labour progressait. La marmaille s’en donnait à cœur joie, nous devions être une bonne trentaine à exercer ainsi nos talents de grimpeurs, dans la bonne humeur. Qui riait, qui s exclamait surpris dans sa glissade ! L’autre l’interpellait, se moquait, un troisième tendait la main et finissait par rouler avec le moulon d’enfants qui glissaient inexorablement vers le bas. L’heure tournait et les rayons du soleil arasaient maintenant le sommet, les ombres s’allongeaient. Malgré la tiédeur du sable, on sentait qu’il faisait moins chaud, mais c’était largement compensé par l’énergie collective déployée pour vaincre la montagne. Personne n avait réussi à atteindre vraiment le sommet; seuls quelques-uns parmi les plus jeunes -et surtout les plus légers – l’avaient presque vaincu, finissant par renoncer en débaroulant sur les autres dans une explosion de cris et de rires. Petit à petit, on commença à entendre l’appel des mères qui voulaient récupérer leur progéniture. Une après l’autre, quelques fratries abandonnèrent la partie.
Soudain, maman était là, devant moi. Immédiatement, je compris qu’elle désapprouvait. Son délicieux regard transparent s’était mué en lame d’acier. Ne pas pleurer, ce n était pas le moment.
– Les filles, à la maison, on rentre !
Au moment de la suivre, elle se rendit compte qu’il nous manquait les chaussures. Ma sœur, plus maligne que moi, les avaient soigneusement mises à l’abri à quelques mètres de là… Mais moi, tout à mon jeu, j’avais à peine réalisé que je les avais perdues, c’était d’ailleurs bien plus agréable nu-pied. Mais, où étaient mes jolis souliers vernis maintenant ? La nuit descendait doucement. Quelques mères, constatant comme la mienne que les chaussures manquaient à l’appel, revinrent avec des torches à piles, espérant en vain retrouver les fameuses chaussures… Au bout d’un moment, il y eut même quelques papas, avec des pelles, qui continuèrent à retourner le sable. Qui retrouva une chaussure, qui retrouva les deux… Une longue file de chaussants disparates s’aligna laborieusement…
En ce qui me concerne, nous n’en retrouvâmes qu’une seule, mais sans un tel état que maman renonça à chercher la seconde ! De toute façon, c’était irrécupérable. On aurait pu tout essayer, du cirage au morceau de beurre, rien n aurait pu restaurer la surface autrefois brillante comme un miroir. Bien sûr, à chaque achat de chaussures neuves, on me rappela scrupuleusement qu’il serait interdit de jouer dans le sable avec et encore moins de s’y déchausser.
Un demi-siècle plus tard, l’évocation de souliers vernis me ramène à cette épopée enfantine qui est gravée dans ma mémoire.
Viviane Perez, le 31/03/2020.